Aussi fascinante qu’intimidante, la Sibérie offre son immensité sauvage et son héritage mythique au voyageur. Une opportunité rare de vivre des rencontres authentiques et inoubliables.
Olivier Bonnefon
Trente ans après la fin du rideau de fer, les étrangers doivent encore montrer patte blanche pour pénétrer à Norilsk, ville bâtie au nord du cercle polaire arctique par Staline. C’est le FSB, service de sécurité russe, héritier du KGB, qui accorde ou non ce visa spécial. Parfois, il fait la sourde oreille. La faute, sans doute, aux installations secrètes nichées dans ces étendues glacées où sont testés les missiles hypersoniques qui font trembler l’Occident. Nous ne sommes pas des espions. Seulement des disciples de Sylvain Tesson. Notre destination est le plateau de Putorana. Un lieu taillé pour s’enivrer de nature sauvage et de vodka, filer sur les lacs glacés en hydroglisseur, s’assoupir dans des yourtes, pêcher le saumon ou encore observer les derniers grands troupeaux de rennes en liberté qui s’ébattent dans cette réserve naturelle inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. La Sibérie dans toute sa splendeur…
Les vacances préférées de Poutine
Nous apprenons plus tard qu’il faut au minimum trois mois pour obtenir ce visa spécial. En attendant, notre guide Alexandre nous propose de mettre le cap sur la Khakassie et la République de Touva. Située à 4 600 km de Moscou, en Sibérie méridionale, à la frontière avec la Mongolie, c’est l’une des régions préférées de Vladimir Poutine. Le président russe y va régulièrement pêcher le brochet, se balader à cheval dans la steppe et cueillir des baies et champignons en compagnie de son ministre de la Défense Sergueï Choïgou, enfant du pays. Vingt-quatre heures après avoir débarqué à l’aéroport de Krasnoïarsk Iemelianovo, en provenance de Bordeaux via Moscou (il y a cinq heures de décalage horaire avec la France), le road-trip commence dans un pick-up conduit par Alexandre. Doué de multiples talents, ce dernier vient de rouler toute la nuit depuis le lac Baïkal, où il a disputé une compétition de Jet-Ski puis une battle de rap. Il aime la fête, les plaisirs de la table et connaît la Sibérie comme sa poche.
En remontant le Ienisseï
Krasnoïarsk n’est plus la « ville belle et policée » décrite par Anton Tchekhov, ou par Jules Verne dans « Michel Strogoff ». Ses églises, rasées par Staline, ont été remplacées par des usines et des barres d’immeubles. Aujourd’hui, la mégalopole, située sur le trajet du Transsibérien, tire sa richesse des combinats d’aluminium et de chimie. C’est une cité agréable avec une vie nocturne et culturelle intense. Nous laissons le fleuve Ienisseï, aussi large par endroits qu’un bras de mer, continuer sa course vers le nord. Chaque année, des poignées de touristes embarquent sur des cargos depuis Krasnoïarsk, pour rejoindre l’océan Arctique, au terme de croisières belles comme des pages d’Ivan Tourgueniev. Vanité que celle de l’homme, comparée à la force titanesque de ce cours d’eau majestueux de plus de 4 000 km que nous allons remonter vers les sources mongoles.
Sur la route de l’ours
Rapidement, une route nationale cabossée succède à l’asphalte lisse de l’autoroute. Les champs s’effacent pour la taïga. La Toyota Hi-Lux tangue. « En Russie, on a coutume de dire que les problèmes, ce sont les cons et les routes », nous glisse Alexandre, pince-sans-rire. « Il n’y a pas qu’en Russie que l’on rencontre ces problèmes », lui répond du tac au tac Olivier, carrossier béarnais venu goûter à l’aventure avec sa fille de 14 ans. Tout le monde rit. Tout en conduisant, Alexandre ne cesse de filmer avec son smartphone pour une vidéo souvenir. Brisant les longues étendues sans âmes, à intervalles réguliers, des stations-service avec restaurant proposent des viandes marinées grillées (poulet, porc et mouton…) et de l’essence quatre fois moins chère qu’en France. Sur les bords des routes, on trouve des sources miraculeuses et des artisans. Ces derniers proposent des plantes bienfaisantes issues de la forêt boréale et des objets décoratifs en bois. L’ours est partout, empaillé, en baumes, en cage aussi parfois.
Au pays des chercheurs d’or
Au bout de six heures de route, le pick-up s’engage sur une piste poussiéreuse. Dans des hameaux isolés, on aperçoit des vieilles femmes assises sur le seuil de leurs datchas en bois. La forêt a quelque chose de mélancolique et d’envoûtant. Au terme de 450 km de trajet, voici Priiskovy. « Cette ancienne mine d’or est en train de devenir une station appréciée des amateurs de freeride. Pendant longtemps, c’était un goulag », explique Alexandre. Aujourd’hui, le village mise sur le slow tourisme et les sports de plein air, plus que sur les précieuses pépites. Un joli chalet en bois abrite un hôtel trois étoiles avec une vingtaine de chambres. L’accueil est chaleureux. Le voyageur peut y expérimenter le spa « à la russe », goûter une cuisine traditionnelle revigorante et partir en randonnée à la découverte du lac Ivan, dit « lac mort », car son fond est en permanence gelé. La nature tout autour est puissante et foisonnante.
La vallée des Rois
Après avoir bien profité de Priiskovy, nous reprenons la route à travers la Khakassie et ses grandes steppes vallonnées. Dans la capitale Abakan, nous retraversons le fleuve Ienisseï. Alexandre fait un détour pour nous montrer la vallée des Rois, lieu mystique, et sa soixantaine de tumulus datés du Ve et VIe siècle avant Jésus-Christ. La Khakassie regorge de trésors archéologiques, dont les peintures rupestres du massif Soundouki. L’abîme de Touïn témoigne d’une autre histoire. Celle d’une mine de tungstène qui s’est effondrée sur elle-même après une erreur de calcul. Sous Khrouchtchev, l’homme devait dompter la nature, quel qu’en soit le prix. Ce site dévasté et les nombreuses usines fantômes croisées à intervalles réguliers illustrent la vanité du projet. Touïn est devenue une attraction où des fondus sautent à l’élastique dans l’abîme, depuis une grue.
Le géant endormi d’Ergaki
La station de montagne d’Ergaki est l’ultime étape avant Touva. L’hiver, on y fait du ski, du snowboard et de la motoneige ; l’été, de longues randonnées. Depuis les rives du lac Radoujny, on contemple le Saïan endormi, perdu dans les nuages. Le relief de la montagne évoque la silhouette d’un géant assoupi. Elle fait face à la Pierre suspendue, rocher titanesque en équilibre fragile. Selon la légende, celui qui précipitera la Pierre suspendue réveillera Saïan. Les Russes adorent la nature. Beaucoup caracolent sur les sentiers, chaussés de simples souliers de ville ou même de claquettes. Tout le monde se salue. Il y a une vraie chaleur humaine. La réserve naturelle de Yerghak est le paradis des campeurs. Le soir à Ergaki, on peut cuire dans un bain de vapeur, enfermé dans un tonneau avant de se faire masser vigoureusement. Ultime étape, le Bar de la Yourte, qui sert de la vodka aux baies sauvages et des tapas locales à base de poisson fumé, saucisson, fromage, pain noir…
Les chamanes de Touva
La République de Touva débute par une ligne droite de 150 km. C’est le pays des chamanes et des éleveurs nomades. On l’appelle parfois le Petit Tibet. Des sanctuaires chamaniques et bouddhistes se succèdent dans la toundra. La route ressemble aux paysages du Nouveau Monde. Les populations locales, d’ascendance turco-mongole, vendent des baies aux routiers sur des parkings. « C’est un endroit préservé, sans pollution. Il n’y a aucune usine à 600 km à la ronde », révèle Alexandre. Le chemin de fer n’est jamais arrivé jusqu’à Kizil, la capitale du peuple touvin. En hiver, on accède difficilement à cette ville qui abrite un monument marquant le point central de l’Asie. Ce sont des géographes anglais qui ont déterminé les mesures de ce dernier, au début du XXe siècle. Il est situé dans un jardin, à deux pas des rives du fleuve Ienisseï. À la sortie de Kizil, une immense statue d’un guerrier touvin, le Pamyatnik Kadarchy, domine la plaine. C’est sous la yourte d’une famille nomade que s’achève ce voyage quasi initiatique. La Sibérie invite au dépouillement, à aller à l’essentiel. Un thé au lait salé, quelques pâtisseries nous attendent en signe de bienvenue. La nuit est propice à la contemplation des étoiles. Allongé sur une natte à même le sol, réchauffé par le doux rayonnement d’un poêle à bois, il est temps de s’évader au pays des songes. Ce séjour à Touva est l’occasion de s’adonner à une partie de pêche, prendre part à l’abattage rituel d’un mouton et partager le gigot bouilli au milieu des chiens de berger. Au loin, des chevaux sauvages galopent dans la steppe mystique. Il est déjà temps, hélas, de prendre congé.