Le Mardi Gras de Mobile a un saint patron, dont tous les Mobiliens connaissent l’histoire par coeur. Un jour, en 1866, un habitant de la ville, Joe Cain, passa sur son uniforme confédéré un déguisement de chef imaginaire d’une tribu Chickasaw nommé Slacabamorinico, en un geste subversif envers l’occupation nordiste. Il parada à la tête d’un orchestre discordant formé de vétérans, les « Lost Cause Minstrels » (les ménestrels de la cause perdue), et est désormais considéré comme la figure tutélaire du Mardi Gras. Le jour du « Joe Cain’s Day », pendant les fêtes, les habitants se rassemblent devant la maison du héros, dans le quartier historique d’Oakleigh, pour une pantomine. Les « Merry widows » (veuves joyeuses) et les « Mistresses » (maîtresses) de Joe Cain, respectivement en noir ou rouge, s’y disputent l’honneur d’avoir été sa favorite.
D’après les historiens du Mardi Gras comme Steve Floynt, la légende n’a pas plus de fondement que l’histoire de George Washington jeune abattant un cerisier, mais elle est de la même manière, toutes proportions gardées, une sorte de mythe fondateur.
Selon les coupures de presse du moment, qui répertorient jusqu’à chaque occasion où un ivrogne se faisait virer d’un bar en ville, et selon les témoignages même de l’intéressé, Joseph S. Cain, pompier volontaire de la Washington Fire Company N°8 de Mobile, assista à la tête d’une délégation à la parade annuelle de ses homologues de la Nouvelle Orléans, et des « krewe », les confréries de la ville, inspirés des Sociétés mystiques de Mobile, au premier rang desquels le fameux Krewe of Comus. L’événement les impressionna suffisamment pour que Joe Cain et ses compagnons – dont certains étaient effectivement des vétérans de la guerre civile – décident de participer à la parade et au renouveau du Mardi Gras dans leur propre cité après la Guerre civile, en l’an 1868. Juste quelques minutes avant le défilé de la société mystique de l’Order of Myths…
Ce qui résout la question disputée de l’origine du Mardi Gras dans l’ancienne Louisiane française en une formule: sans le Mardi Gras de Mobile, celui de New-Orleans n’aurait pas existé, ni inversement.
À Mobile, l’esprit du Mardi Gras
C’est un endroit qui ressemble à la Louisiane, avec ses demeures aux porches à colonnes, ombragées par des chênes barbus. Le thé glacé coule à flots, les bloody-mary aussi; gumbos et jambalayas, barbecues cajuns et créoles, pains et gruaux de maïs sont des bases de la gastronomie. Ici on fait tout frire : poulet et tomates vertes, mais aussi pinces de crabes, crevettes et huîtres du golfe du Mexique, écrevisses et poissons-chats, et même les cookies, parfois. On dirait le sud, et pour cause. On est au sud de l’Alabama.
Mobile émerge comme une île au dessus du delta. On ne voit d’abord que les grues de son port et sa modeste « skyline ». La voie rapide enjambe les marécages formés par les rivières Mobile, Spanish, Apalachee, Tensaw et Blackeley, survolés par les pélicans bruns. La deuxième plus grande zone humide des Etats-Unis bat des records mondiaux en matière de biodiversité, et fourmille d’activité en été. En février, la végétation est brune, les lamentins se font rares et les alligators discrets. En balade sur un bateau à fond plat, on y croisera pourtant hérons, rapaces ou cormorans, et un raton-laveur aventuré sur un banc d’huître.
C’est ici que s’établirent les colons français menés par des aristocrates aventuriers. Ils y laissèrent une influence diffuse imprégnant la société du sud et les rues de briques de la vieille ville, des fleurs de lys, et des traditions.
Celle des Boeufs gras est à l’origine de la folie qui s’empare de la ville les sept jours précédant Carême. Moins fameux que celui de la Nouvelle-Orléans qu’il a précédé, plus familial aussi, le Mardi Gras submerge la cité d’un tourbillon de bals et de parades où dominent le vert, le jaune et le violet, ses couleurs. La région devient alors le plus grand marché mondial de location de smokings; les colliers de perles et doublons de pacotille, les « moonpies », gâteau emblématique, les sachets de cacahuètes et menus jouets sifflent dans les airs à la tombée du soir, au dessus des foules en liesse, sur le passage des chars et des « marching bands » des universités.
Pour s’y immerger, la première des choses à faire est de s’assurer d’un logement dans le « dowtown Mobile », autour de la vieille rue Dauphin, d’où l’on peut, à pied, rejoindre la plupart des parades. Il est conseillé de s’y prendre à l’avance: des dizaines de milliers de visiteurs affluent en cette période.
La seconde est de se procurer un calendrier du Mardi Gras.
Il permettra de s’y retrouver dans la succession des festivités qui sont l’œuvre et la fierté des nombreuses « sociétés mystiques », qui regroupent les habitants par affinités. Elles cultivent le secret de l’identité de leurs membres, protégé par les masques… « Why ? » « Because it’s funny ! » (« parce que c’est marrant ! »), répondent les concernés. La première, aujourd’hui disparue, fut la Cowbellions de Larkin Society; elle date de ce jour de 1831 où un groupe de gentlemen ivres, agitant des cloches de vaches, improvisèrent une parade dans les rues, aussitôt suivis par une troupe de gamins hilares.
Parmi les plus anciennes figurent la Striker’s Independant Society -1842, fondée par d’anciens Cowbellions et toujours en activité; l’Order of Myths et les Knights of Revelry -1874- dont les parades sont menées par Folly, un bouffon agitant à grand bruit des vessies gonflées,
dorées ou argentées. La plus sarcastique est celle des Comics Cowboys, dont les défilés ridiculisent les hommes politiques; la plus gaie: l’Order of Osiris -1980- regroupant les homosexuels et dont les bals sont réputés. La Mamga, formée en 1938, est dédiée à la communauté afro-américaine; l’ampleur de sa « Mammoth Parade » lui mérite son nom.
Des dragons soufflant le feu forment le coeur du défilé de la Mystics of Time – 1948 – un des plus populaires. Après y avoir été couverts de perles multicolores, les heureux invités revêtent leur tenue de soirée – robes longues et queues de pie de rigueur, la tradition est intraitable – pour le bal annuel de la Société.
Ouvert sur un tableau vivant et la première danse de la Reine du Mardi Gras, il rassemble des milliers de costumes et de masques, parmi des dizaines de buffets et sur l’immense piste de danse. C’est le moment de socialiser: l’esprit de Mardi Gras redouble encore l’hospitalité, la curiosité et la gentillesse des Mobiliens.