Pantxika Delobel
Peu connu des voyageurs, le nord du pays est une contrée à la beauté hostile, accrochée aux crêtes boisées des Andes, bastion des Chachapoyas. Cette civilisation pré-inca a laissé quelques grandes œuvres disséminées à travers la montagne. La forteresse de Kuelap demeure son plus bel héritage
« C’est encore loin ? » Lorsque le minibus a quitté Chiclayo, capitale de la région de Lambayeque sur la côte Nord du Pérou, à mi chemin entre la frontière équatorienne et Lima, la cité industrieuse dormait encore à poings fermés. Sur le bord de la Panaméricaine qui traverse tout le continent du Chili à l’Alaska, une nuée de matineux ouvriers agricoles poussaient à peine les grilles des exploitations d’asperges vertes et de canne à sucre destinées à l’exportation. Le petit convoi n’avait roulé qu’une centaine de kilomètres sur le mythique itinéraire américain avant de s’engouffrer dans la montagne andine.
Le ruban d’asphalte qui serpente jusqu’à Chachapoyas (2300 mètres d’altitude), où de nombreux routiers se croisent au terme d’inquiétants face à face, est aussi emprunté par quelques milliers de touristes. Ils seraient près de 12 500 à s’éloigner chaque année des sentiers battus du Machu Picchu – le site grouille, en moyenne, de 1800 visiteurs par jour – pour se lancer à la découverte de la forteresse de Kuelap, véritable trésor de la civilisation pré-inca dont la construction remonterait au Xe siècle (1). Perchée à 3200 mètres d’altitude, sur une ligne de crête qui surplombe toute la vallée de l’Utcubamba, la mystérieuse citadelle constitue l’un des plus beaux et spectaculaires site archéologique des Andes.
Sinueuse et vertigineuse
Depuis quelques années, seule cette route, aussi sinueuse que vertigineuse, permet d’accéder à Chachapoyas, chef lieu de la province d’Amazonas (2). Derrière les vitres du minibus, le passager voit défiler les villages de poupées et la jungle s’épaissir au fur et à mesure. « C’est encore loin ? » « Non, on devrait arriver avant la nuit », rassurent d’un sourire radieux guides et chauffeurs, manifestement vaccinés contre l’impatience occidentale. Un demi-millier de kilomètres et une douzaine d’heures de trajet dans l’arrière-train, le voyageur foule enfin la tranquille plaza de Armas de cette capitale. Les 20 000 âmes de cette petite cité adossée aux versants andins orientaux vivent comme on vit en altitude, dans une bulle de lenteur.
L’expédition se poursuit le lendemain, dès l’aube. Une soixantaine de kilomètres sépare encore le visiteur de la cité fortifiée des Chachapoyas, en quechua, les guerriers des nuages, dont on ignore presque tout. Cette civilisation, contemporaine de la culture chimú, aurait régné sur ces pentes abruptes, pluvieuses et boisées de 800 à 1 500 après J.-C.. Avant d’être conquise par les Incas à la fin du XVe siècle, juste avant l’arrivée des Espagnols au Pérou. Son territoire s’étendait le long du ceja de la selva, le sourcil de la jungle, entre les fleuves Huallaga et Marañon. Les Incas décrivaient ce peuple comme de grands guerriers aux cheveux clairs. Suffisamment fins stratèges pour bâtir une véritable ville dans un endroit parfaitement inaccessible.
Nid d’aigle
Aujourd’hui, il existe une piste qui mène à la forteresse. Boueuse et escarpée. Au bout de deux ou trois heures de route (tout dépend l’état de la chaussée), Kuelap, se profile derrière une épaisse brume. Mais pour s’approcher de ce nid d’aigle, il faut encore chausser ses godillots. Juste de quoi se dégourdir les jambes. Au milieu d’un environnement d’une beauté hostile se dresse alors la ville forteresse derrière d’immenses murailles de 20 mètres de haut qui défient le vide. On imagine l’émotion de ce juge de Chachapoyas, Juan Crisóstomo Nieto, qui, guidé par la population locale, avait découvert en 1843 cette citadelle de 6 hectares. Soit relativement tard. Et encore, grâce à un heureux concours de circonstances !
À l’intérieur, le visiteur découvre plus de 450 habitations circulaires, détruites par les Incas pour reconstruire sur ses fondations de petites maisons, carrées. La légende dit que pour construire cet ensemble, il aura fallut trois fois plus de pierre que pour la grande pyramide de Kéops. S’agissait-il d’un refuge ? D’un immense grenier alimentaire ? Ou d’un sanctuaire sacrificiel? Kuelap était sans doute tout cela à la fois. Le peuple des nuages est loin d’avoir révélé tous ses secrets.
(1) Cinq siècles avant le Machu Picchu
(2) Fermé depuis une dizaine d’années, l’aéroport de Chachapoyas recommencer à opérer en 2015