Stéphane C. Jonathan
Symbole du sud de l’Amérique, cet état chargé d’histoire revendique au premier plan son statut de berceau de la musique afro-américaine
C’est un banal carrefour, à l’intersection de deux grandes autoroutes : l’US Route 49 vers Arkansas, et la légendaire Highway 61, ruban d’asphalte de 2400 kilomètres qui, du Minnesota à New-Orleans, transperce le Mississippi du nord au sud. A ce carrefour au trafic soutenu, une enseigne bleue rappelle la légende : c’est ici, à ce « Crossroads » marquant l’entrée de Clarksdale, qu’au début du 20e siècle, le jeune musicien noir Robert Johnson (1911-1938) a rencontré le Diable. Dans un pacte faustien, le Malin aurait pris sa guitare pour l’accorder différemment et en jouer quelques airs… avant de la lui rendre, en échange de son âme. Bienvenue au berceau du blues.
Descendre le Highway 61 du nord au sud est un voyage au cœur de l’Amérique profonde, qui raconte la genèse d’une des plus importantes musiques populaires du siècle dernier. Les paysages défilent, fascinants et monotones : de grands réservoirs d’eau aux airs de géantes araignées de métal surplombent les plants de coton, brins de pop-corn s’élevant à perte de vue. Et les berges boueuses du Mississippi réveillent le souvenir de l’imagerie consignée dans les romans de Mark Twain.
A Tunica, le Gateway to the Blues Center s’impose comme porte d’entrée. Cette mine d’informations, qui accueille régulièrement de vieux bluesmen pour des concerts impromptus, sera doublée dès cet hiver d’un musée du Delta Blues aux vertus didactiques. A quelques miles seulement de la plantation Dockery (lire ci-contre), se dresse l’impressionnant portail de « Parchman », surnom du gigantesque pénitentier : thème de nombreuses chansons, il est un témoin crucial du passé négrier du dernier état américain à avoir officiellement ratifié l’amendement interdisant l’esclavage (en 1995 seulement !).
Pick-up et tacos
Un peu plus au sud, aux abords de Greenwood, se cache l’église Little Mt. Zion. « Les ouvriers des plantations de coton, privés de droits civiques, chantaient en chœur des paroles d’espérance. Le gospel racontait leurs vies, et jusque dans l’église, leurs chants remplaçaient parfois “ Jesus & God ” par “ Baby & Honey ”» explique Sylvester Hoover, observateur et commentateur de l’histoire du blues à Greenwood (1).
Des musées dans chaque ville (dont celui, remarquable, consacré à BB King à Indianola), une signalétique soignée… D’évidence, le Mississippi mise pour son redressement économique sur une professionnalisation du tourisme lié au blues (2). Il suffit toutefois de s’écarter un peu des sentiers balisés et des discours lissés pour retrouver la vérité sociale et artistique de l’affaire.
De tous les « juke-joints » historiques, ces cafés-musique populaires où se propageait le blues, une poignée seulement demeure debout. Pénétrer un jeudi soir au Po’Monkey’s Lounge demeure une expérience d’une authenticité incroyable. Perdue au milieu des champs derrière la petite ville de Cleveland, une petite et instable baraque en bois, toujours bondée, tressaute depuis plus d’un demi-siècle d’accords surchauffés. Devant la porte, à l’arrière des pick-ups, tamales et tacos sont vendus à la sauvette, au bonheur des affamés du petit matin. A Clarksdale, idem : plutôt que Ground Zero et son ambiance de saloon un peu trop propret, c’est au Red’s qu’on s’encanaille de bières locales et de blues sauvage joué par des gamins sans le sou. Avec la même rage que leurs glorieux aînés, ils permettent au blues de rester ce qu’il doit être : vivant.
(2) msbluestrail.com